Me voici dans cet espace-temps de reconstruction, celui qui suit les fins de chapitre. Par nécessité vitale, j’ai quitté le connu, et la suite se dessine maintenant.
Parce que je ne voulais pas générer d’impacts négatifs dans ma suite de parcours pro, j’ai initié une analyse d’impact. Une consultante RSE m’accompagne pour les aspects méthodologiques, et m’aide à structurer ma réflexion 1. Le corpus de connaissances est très vaste, je pourrais vite m’y perdre, tant j’aime aller dans le détail.
Le fil conducteur est donné par l’impact score. Un site web permet de renseigner différentes données, dans trois champs différents d’impact : limitation des impacts négatifs, partage de la valeur et du pouvoir, et stratégie à impact positif 2. A la fin on obtient un chiffre sur 100, qui témoigne de la maturité de l’activité au regard des critères définis. A l’heure où j’écris ces lignes, j’ai finalisé mes réponses, il me reste à appuyer sur le bouton de calcul pour obtenir le résultat.
J’ai mis à profit l’alimentation du questionnaire pour mettre en œuvre des actions importantes, comme l’identification des parties prenantes. D’autres sujets sont encore sur la table (le plan d’actions court jusqu’en décembre 2026), et tout se déploiera en son temps, mais ce n’est pas de cet impact-là que je voulais parler aujourd’hui.
L’alchimie du vivant est toujours nébuleuse, il est difficile d’identifier les causalités à l’œuvre, et pourtant, j’observe ceci. Il y a, pour moi, au cœur de mon cœur, un avant et un après dans cette démarche au départ purement analytique. Tandis que mon mental bien élevé remplissait les cases, avec sa compulsion spontanée à éclairer les moindres recoins du sujet, quelque chose poussait en moi. Me vient cette image de la plantule qui sort de la graine et s’élance vers le ciel, perçant la terre et contournant les cailloux.
Tandis que j’agite mon monde savant derrière l’écran, la vie se glisse silencieusement. Je veux bien faire, tout compléter, ne rien oublier, tout passer en revue. Cela m’occupe, et la vie, de son côté, poursuit discrètement sa croissance. J’ai achevé le questionnaire, le plan d’actions est bâti, il ne manque plus que la mesure, quelques objectifs chiffrés et leurs indicateurs, et je me sens vide. Un goût d’inachevé, mais plus encore, un sentiment de forfaiture, comme un mensonge, une imposture. Je connais ma sensibilité, qui amplifie les informations pour qu’elles puissent franchir mes barrages mentaux. Je sais que je n’ai pas triché, mais j’entends le manque de justesse. Alors j’ai appuyé sur Pause. Dans mon document de travail, j’ai indiqué « à mûrir » sur les zones floues, j’ai envoyé ces notes à ma consultante, et je suis allée me coucher.
Me voici ce matin, dans mon introspection post-café. J’ai relevé mes différentes messageries, rafraîchi la page de la pétition contre la loi Duplomb (1 758 828 signatures) 3, je réfléchis à la journée qui s’annonce. Les idées s’enchaînent, je laisse le fil de mon attention se déployer dans le silence.
J’ai rencontré une chevrette ce matin, au fond du jardin 4. J’ai failli ne pas la voir, car j’avais ouvert le volet de façon machinale. C’est mon œil qui a accroché la silhouette animale, et mon corps s’est figé instantanément. Pas de réflexion, juste un passage à l’acte spontané, en l’occurrence une immobilisation. Dans un ralenti cinématographique, nos regards se sont croisés. J’entendais son cœur battre, je sentais ses muscles bandés, tout son être tendu vers la fuite. J’ai perçu son attention, sondant l’espace qui nous séparait, mesurant le risque. Et nos regards. Le lien. La présence.
Voilà. Voilà ce que je veux. C’est ça l’impact. Croiser un être, et en être transformé.
Je veux qu’on se souvienne. De moi, je veux dire. Je veux que ma vie compte. Luis Ansa évoque que nous ne sommes pas importants, mais nécessaires 5. Je veux laisser une trace, un héritage, un matrimoine. Je n’imagine pas quelque chose de matériel, plutôt un souvenir, une impression, une sensation. Combien de personnes ai-je croisées? Et combien d’entre elles se souviennent de moi ? Et quand moi, je pense à elles, est-ce qu’elles pensent à moi ?
Et au-delà de moi, qui se souvient de nous? Nous comme humanité, comme diversité, comme multitude colorée. Nous comme joie de danser, comme extase d’aimer, comme liberté de penser.
Je vois le monde en pleine déliquescence, l’outrance et la bêtise de nos dirigeants qui standardisent nos expériences en prétendant savoir pour nous. Que puis-je faire? Je ne suis pas une manifestante. J’ai peur dans la foule, je n’aime pas sentir mon corps heurté dans un cortège. Trop d’informations sensorielles, trop de stimuli cognitifs, mon système nerveux sature.
Mais je sais être là. Je peux offrir ça. Ma présence, mon attention, mon écoute. Ce système nerveux, trop sensible dans le monde, devient un capteur délicat dans l’intimité du tête-à-tête.
Et je sais raconter ce que cela fait. Quand je suis là. Quand je me laisse toucher par l’être de l’autre. Quand je sens mon cœur se réjouir de cet autre cœur.
Je veux qu’on se souvienne de moi. Et je veux me souvenir de nous.
- La consultante en question, que je vous recommande vivement : Charline ROBERT ↩︎
- Le site internet pour calculer son score d’impact : https://impactscore.impactscore.positive-company.eu/ ↩︎
- Pour signer la pétition, c’est par ici : https://petitions.assemblee-nationale.fr/initiatives/i-3014 ↩︎
- La chevrette est la femelle du chevreuil. Elle ressemble à une biche, en plus petit. ↩︎
- Luis Ansa est un peintre argentin, formé à de nombreuses traditions spirituelles. Certains de ses enseignements ont été rassemblés par un de ses amis, Robert Eymeri, dans le livre « La voie du sentir », dont cette question de la nécessité vs l’importance. ↩︎
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