Rompre le silence

Mmmm… Que j’aime cet instant où mon corps s’éveille…

Les paupières encore fermées, je ressens d’abord la bulle de douce chaleur, puis l’odeur du sommeil qui s’insinue dans mes narines… Mmm…? Les effluves nocturnes n’ont pas le même parfum qu’hier, c’est étrange… J’inspire de nouveau, et mes sinus sont alors envahis! Du liquide?! Paniquée par un horrible pressentiment de noyade, j’expulse bruyamment, ne peux retenir une nouvelle inspiration. L’eau déferle dans mes poumons, je crache des bulles, aspire encore… Les spasmes s’arrêtent. Je sens le fluide dans mon corps, autour de mon corps, partout, et pourtant je vis… Du moins ai-je suffisamment conscience pour décider d’ouvrir les yeux.

Comme à la piscine, ça pique un peu au début, tout est flou, puis l’œil s’adapte et capte. Nuances de rouges et d’ombres mouvantes. Un coup d’œil de côté, même paysage d’intérieur de paupière. Où suis-je? Mon estomac gargouille, le petit déjeuner se fait attendre. La violence de ma tuyauterie interne me surprend, j’ai l’impression d’avoir coller mon oreille sur un ventre affamé…

 » Pssst… »

???????

 » Pssst… Eh toi… Oui toi, là… C’est sympa de me rendre visite mais… tu peux te pousser un peu? C’est pas prévu pour deux ici, j’espère que t’as pas l’intention de rester… »

La voix a envahi mon esprit, shuntant mes oreilles… J’ai beau fouillé l’obscurité, je ne vois que ces ombres rougeâtres qui oscillent doucement… Un frottement doux sur mon bras gauche calme le stress qui monte en moi; bizarrement je n’ai pas peur. Il insiste et me pousse délicatement.

 » Oh c’est pas pour toi que je fais doucement, c’est juste que… Tu vois, là? Non, plus bas… Ta cuisse écrase mon cordon, ça fait tourner la tête. »

…   …   …

Ma cuisse … écrase … son cordon. Les ombres prennent alors formes, je distingue des orteils, des jambes, un pénis, puis le ventre câblé, la bouche, le nez, et ses yeux… De grands yeux qui me fixent calmement tandis que la pression sanguine revient dans le cordon. Réveil en utérus… Alors que je devrais m’inquiéter de ma sortie, je suis juste gênée de mon intrusion dans cet espace si intime où, visiblement, on ne m’attendait pas. Je demande:

 » Qui es-tu?  » J’attends une identité, bien sûr mais, à peine émise, cette pensée me semble ridicule! Comment un fœtus pourrait-il connaître son nom?

 » Je n’ai pas encore choisi, mais de toutes façons ça ne sera pas utile…

– Comment ça, « utile »?

– Ben… C’est difficile à expliquer, mais… J’ai pas très envie de continuer…

– Continuer? Tu veux dire… naître?

– Oui c’est ça. Enfin non, le problème c’est pas de naître, c’est vivre qui m’inquiète! Si encore j’étais une fille, ça irait, mais j’ai choisi l’autre, et je crois bien que je me suis gouré de famille pour ça…

– Euh… Attends… Juste une question. Tu sais en quelle année on est, là?

– Ben oui! 1950. Tu le sais pas?

Je sens que je m’agace… On voit bien que ce n’est pas lui qui a changé d’espace-temps en une nuit!

– Ecoute voir. Hier soir, quand je me suis couchée, j’étais en 2018 et là, tu me dis que je suis: avec toi, dans l’utérus de ta mère, en 1950. Excuse-moi d’être un peu perdue!

– Chuuuut … Calme-toi, tu balances tes hormones de stress dans le liquide amniotique, ça crispe mes connexions neuronales… Josette m’en balance assez comme ça…

– Josette?! C’est le prénom de ma grand-mère! Tes parents sont Fernand LEFEBVRE et Josette MAINTENANT?

– Yes madam!

– Alors c’est toi??

– Moi?

– Oui, la « fausse couche » de Mamy que Maman a découvert par hasard à la mort de l’oncle Robert. Maman m’en a parlé il y a seulement quelques semaines. Mamy n’a eu que deux filles, ma tante et puis Maman. Je n’ai pas d’oncle…

– Oui c’est ce que je t’ai dit, je n’irai pas au terme. Je t’explique. Josette partage déjà tout son amour entre son mari et son père. Y a pas de place pour un autre mec ici!

– Non mais c’est n’importe quoi! L’amour filial, l’amour marital et l’amour maternel peuvent tout à fait cohabiter! On ne vit pas les mêmes choses! D’où tu tiens que c’est un problème?

– Je dis juste que j’ai pas envie de me battre pour faire ma place au soleil de Maman! Je sens bien qu’elle ne vit pas cette grossesse comme la précédente. Tout ce stress dans son ventre qui perturbe la construction de mon cerveau, c’est pas normal… Même sans échographie, je suis sûr qu’elle sait que je suis un garçon. Elle me fera vivre un enfer, à me comparer sans arrêt avec mon grand-père, ce héros de la grande guerre! J’ai déjà vécu ça dans une autre incarnation, j’te jure, c’est pénible de porter le poids d’un ancêtre… Alors non, c’est décidé, je partirai avant les neuf mois.

– Mais… Tu as pensé à tes parents? Qu’est-ce qu’ils vont ressentir? C’est horrible d’attendre un bébé, de le rêver, de l’imaginer, et de le perdre…

– Et moi? Tu y as pensé? A quoi va ressembler ma vie, coincé entre un père adulé et un mari adoré, à porter les rêves des autres? Tu en sais quelque chose, toi qui a passé vingt ans à faire un métier qui n’était pas fait pour toi!

Bim! Prends ça dans les dents, Laurette!

– Euh… Oui, vu comme ça je comprends, mais quand même, c’est rude une fausse couche… Surtout dans les années cinquante. Les enfants sont attendus avec impatience, beaucoup plus qu’avant du fait des deux guerres, et l’accompagnement psychologique des parents endeuillés n’existe pas. Oh merde… Je suis triste pour Mamy…

– Oui je sais, mais crois-moi, c’est mieux comme ça…

– C’est mieux pour toi peut-être, mais pas pour nous! Il va falloir qu’on se libère de ce poids, maintenant qu’on le sait…

– Et pourquoi crois-tu que tu es devenue généalogiste après ta première carrière!? Souviens-toi comme ta grand-mère t’a encouragé quand tu avais quinze ans. Tu gardes encore comme des reliques ses papiers jaunis où elle a griffonné des bouts d’arbres dans tous les sens… OK, la lignée des cheminots paternels a pris le dessus pendant vingt ans, mais tu as fini par trouver la voie qui était la tienne!

– La voix tu veux dire… Donner la paroles aux morts pour soulager les vivants… Tu sais, je me demande souvent si ce n’est pas encore un leurre. Après tout, Mamy m’y a poussé il y a trente ans, ça ne vient pas vraiment de moi. Qu’est-ce qui me prouve que c’est le bon chemin?

– Laure, écoute-moi bien. C’est le principe de la vie! Tu choisis une route, et si le paysage par la fenêtre ne te plait pas, ou que tu perçois que la destination sera décevante, tu bifurques! Où est le problème?? Tu veux des preuves de quoi? Tu veux des certitudes? Ecoute ton cœur, c’est lui qui sait si le panorama au bout de la route lui conviendra. A chaque instant, il capte les informations du voyage (les pylônes de la ligne haute tension au loin, les effluves des décharges, ou encore les palmiers, l’odeur de l’océan et le bleu du cocktail servi par ce barman si… enfin, tu vois, ce genre de trucs), et il te les communique. Alors c’est sûr, si tu n’es pas attentive à ce que tu ressens, si tu n’es pas honnête avec toi, tu vas dans le mur! Tu t’en es déjà pris un paquet, mais tu as pris de bonnes décisions ces derniers temps. Tu le sais, n’est-ce-pas? »

A ce stade de ma rédaction, je prends conscience que je dialogue avec mon oncle fœtus imaginaire, incarnation de la sagesse de mon cœur, qui prend prétexte d’un article pour faire émerger ce que j’ai besoin d’entendre aujourd’hui. Pourquoi douter encore? Je ne sais pas encore vraiment quelle forme prendra mon business généalogique, ce que je veux vraiment offrir au monde, mais peu importe. J’ai la force de l’écriture, le courage de l’introspection, et l’amour de la vie chevillé au corps, alors ça va le faire!

Nota bene: les identités des personnes citées ont été modifiées, afin de préserver leur tranquillité.


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